Au moment même où la psychophysique de Fechner et de ses émules établit en Allemagne les bases scientifiques de la psychologie des fonctions mentales inférieures (sensations, perceptions), on voit se développer un intérêt de plus en plus marqué pour la psychologie dans d’autres pays européens. En Grande Bretagne émerge à la même époque une psychologie évolutionniste représentée par les oeuvres de savants tels Herbert Spencer (1820-1872) et Charles Darwin (1809-1882) et d’une psychologie physiologique et associationniste représentée notamment par les écrits de John Stuart Mill (1806-1873) et Alexander Bain (1818-1903) dont l’origine se trouve dans les oeuvres du XVIIIe siècle des philosophes David Hume (1711-1776) et David Hartley (1705-1757). En France également, ce mouvement en faveur de la psychologie, initié au XVIIIe siècle par l’école sensualiste de Condillac (1715-1780) et surtout de Charles Bonnet (1720-1793), apparaît notamment au cours du XIXe siècle dans les écrits de Maine de Biran (1766-1824) et des philosophes universitaires Victor Cousin (1792-1867) et Théodore Jouffroy (1796-1842). Mais les philosophes français refusent d’appuyer la psychologie sur la physiologie et sur les sciences en général contrairement aux représentants de l’école positiviste française d’Auguste Comte (1798-1857). L’avancée des sciences expérimentales au cours du XIXe siècle en Europe va favoriser l’idée d’une psychologie à caractère scientifique indépendante de la philosophie ; grace à sa culture empirico-scientifique, l’Allemagne sera la première à relever avec succès le défi.
Au tournant du XXe siècle le mouvement psychologique s’internationalise
Et de nouvelles figures de la psychologie apparaissent qui vont marquer une époque. En France Pierre Janet (1859-1947) va poursuivre l’oeuvre de Ribot et lui succéder à la Sorbonne et au Collège de France (1902). Il sera surtout le fondateur de la Société [française] de Psychologie en 1901, la seconde créée après l’APA (1892), et le fondateur en 1904 avec Georges Dumas (1866-1946) du Journal de Psychologie Normale et Pathologique. Les psychologues français n’adhéreront jamais aux grandes écoles de pensée allemandes (si ce n’est la psychanalyse freudienne) ou américaines et garderont toujours un regard critique à leur égard. Citons-en quelques-unes qui ont marqué l’histoire à l’étranger. Si aux Etats-Unis, un ancien élève de Wundt, Edward Bradford Titchener (1867-1927), va importer le mouvement structuraliste allemand, de nouveaux courants de pensée allemande hostiles à l’associationnisme apparaissent au tournant du XXe siècle. Le premier courant est celui de l’école de Würzburg, qui s’est fortement inspiré des travaux de Binet. Le groupe rassemblait notamment des anciens collaborateurs de Wundt dont Ostwald Külpe (1862-1915), Karl Marbe (1869-1953) et Karl Bühler (1879-1963) qui vont s’intéresser à l’étude expérimentale des processus supérieurs en utilisant la méthode d’introspection expérimentale. Le psychologue français Albert Burloud (1888-1954) exposera en France de manière critique cette école de pensée allemande. Le second courant est représenté par l’école de la Gestalt (psychologie de la forme) qui rassemblait à Berlin les psychologues Max Wertheimer (1880-1943), Kurt Koffka (1886-1941), Wolfgang Kohler (1887-1967) et Kurt Lewin (1890-1947). Paul Guillaume (1878-1962) fut en France le promoteur de cette école de pensée originale.
C’est le médecin physiologiste Wilhelm Wundt (1832-1920) qui va dès 1862 proposer la constitution officielle d’une psychologie expérimentale autonome mais intimement liée à la physiologie. Dans le laboratoire de psychologie fondé en 1879 à Leipzig, Wundt et ses élèves vont étudier au moyen de l’expérimentation le contenu de la conscience grace aux méthodes psychophysiques de Fechner et chronométriques de Hermann von Helmholtz (1821-1894) et de F. C. Donders (1818-1889). Centre de formation international à la psychologie nouvelle, le laboratoire accueille de nombreux étrangers, comme les Français Victor Henri (1872-1940) et Benjamin Bourdon (1860-1943) et des Américains comme Granville Stanley Hall (1844-1924), fondateur de l’American Psychological Association (APA) en 1892, et James McKeen Cattell (1860-1944), fameux directeur de la revue Science.
Alors qu’en Allemagne et aux Etats-Unis une psychologie expérimentale de laboratoire voit le jour, celle-ci n’est pas privilégiée en France. L’enseignement de la nouvelle psychologie est confié à Théodule Ribot (1839-1916), le fondateur de la nouvelle psychologie française, d’abord à la Sorbonne (1885) puis au Collège de France (1888). Il s’appuie dans ses cours sur la méthode pathologique héritée notamment de la richesse de la médecine et de la psychiatrie françaises du XIXe siècle, en lien avec les enseignements de Jean-Martin Charcot (1825-1893) à la Salpêtrière.
Ribot fut à l’origine de l’idée d’étudier les grandes fonctions mentales en les abordant du point de vue de la pathologie. C’est dans ce contexte que s’inscrivent le renouveau des études sur l’hystérie et l’hypnose qui vont attirer auprès de Charcot en 1885 Sigmund Freud (1856-1939) qui développera quelques années plus tard la psychanalyse et Joseph Delboeuf (1831-1896), un savant belge plus proche des représentants de l’école hypnotique de Nancy représentée alors par Hippolyte Bernheim (1840-1919) que ceux de la Salpêtrière. Charcot et Ribot, les deux figures centrales de la nouvelle psychologie française, furent à l’initiative d’une des premières sociétés de Psychologie [physiologique] (1885) et de l’organisation du premier Congrès international de psychologie (1889) qui eut lieu à Paris et où participèrent les plus éminents psychologues de l’époque dont William James (1842-1910) pour les Etats-Unis, Théodore Flournoy (1854-1921) pour la Suisse, Hermann Ebbinghaus (1850-1909) pour l’Allemagne, etc. La psychologie avait maintenant une visibilité en tant que science autonome ; cette visibilité étant relayée par la création de nombreuses revues spécialisées de psychologie dont L’Année Psychologie qui fut fondée en 1894 par Alfred Binet.
Le psychologue français Alfred Binet (1857-1911) est celui qui va établir un lien entre la psychologie expérimentale allemande et la psychologie pathologique française et initier une psychologie originale. Ancien collaborateur de Charcot au cours des années 1880, il va initier une psychologie originale après son intégration dans le laboratoire de psychologie physiologique dirigé par Henry Beaunis (1830-1921) depuis 1889.
C’est au sein de ce laboratoire qu’il va développer la psychologie différentielle (psychologie individuelle) de l’intelligence. Inspiré par l’oeuvre du philosophe Hippolyte Taine (1828-1893), il considère que les individus hors normes (ex. grands calculateurs, joueurs d’échecs professionnels, etc.) sont des sujets d’étude que doivent privilégier les psychologues pour comprendre le fonctionnement mental humain, alors que Ribot et Charcot considéraient certains troubles (ex. amnésies, aphasies, agnosies, etc.) comme une porte d’entrée pour l’étude des fonctions psychologiques normales. Binet va ainsi être à l’origine de l’étude expérimentale des fonctions mentales supérieures. Il va promouvoir au sein du laboratoire des travaux scientifiques sur la mémoire et être notamment à l’origine de la fondation de la science du témoignage dont les oeuvres ultérieures de Frederic Bartlett, Solomon Asch et Elisabeth Loftus lui sont redevables. Il va aussi être l’inventeur en 1905, avec Théodore Simon (1873-1961), du premier test d’intelligence valide après les tentatives infructueuses entre autres de Francis Galton (1822-1911) et des psychologues américains. Sa fameuse échelle d’intelligence, inventée pour repérer les enfants des écoles intellectuellement retardés, connaîtra un succès considérable au cours des années suivantes en France et à l’étranger. Elle favorisera le développement de cette branche de la psychologie et plus généralement le développement d’une psychologie appliquée. Ce test mesurant essentiellement les fonctions mentales supérieures, qui connaîtra des versions multiples, sera progressivement supplanté par les fameux tests développés par David Weschler (1896-1981).
La psychologie devient la science du comportement. Tout comportement est la conséquence d’un apprentissage
Avec l’émigration aux Etats-Unis des principaux représentants allemands, la psychologie de la Gestalt s’opposera à l’école béhavioriste américaine issue du mouvement fonctionnaliste représenté par John Dewey (1859-1952), James Angell (1869-1939) et James Mark Baldwin (1861-1934). Influencés par l’approche évolutionniste de Darwin et Spencer, les psychologues fonctionnalistes vont s’intéresser à la psychologie de l’enfant, à la psychologie animale et plus généralement à la psychologie appliquée. Mais c’est le fonctionnalisme radical de John Broadus Watson (1878-1958) qui va s’imposer à partir de 1913 aux Etats-Unis sous le nom de béhaviorisme qui privilégie l’attitude objective en psychologie représentée en France à l’époque par Henri Piéron (1881-1964), successeur de Binet au laboratoire de la Sorbonne et promoteur de la psychologie française de l’entre-deux guerres. Watson rejette la psychologie introspective et déclare que la psychologie doit être strictement objective, son but étant de prédire et de contrôler le comportement observable. La psychologie devient la science du comportement. Tout comportement est selon lui la conséquence d’un apprentissage Stimulus – Réponse (S-R). Les travaux de l’école réflexologique russe d’Ivan Pavlov (1849-1936) et Vladimir Bechterew (1857-1927), considérant toute conduite comme l’élaboration d’un réflexe conditionnel, vont tout naturellement s’intégrer dans ce cadre théorique. Le behaviorisme va avoir une profonde influence sur les théories de l’apprentissage qui vont se développer autour des grandes figures que la psychologie américaine tels Clark Leonard Hull (1884-1952), Edward Lee Thorndike (1874-1949), Edward Chace Tolman (1886-1959), John Alexander McGeoch (1897-1942) et Burrhus Frederic Skinner (1904-1990). Après la seconde guerre mondiale la psychologie internationale va s’américaniser même si de grandes figures de la psychologie européenne, notamment les psychologues de l’enfant, tels le suisse Jean Piaget (1896-1980), le français Henri Wallon (1879-1962) ou le russe Lev Vitgosky (1896-1934), allaient avoir une influence considérable à une époque où la psychanalyse de Freud et de Jung et plus généralement la psychologie clinique allait prendre leur essor notamment en France grace à Daniel Lagache (1903-1972) et Jacques Lacan (1901-1981).
Mais le cadre behavioriste va être confronté à des problèmes d’interprétation majeurs, notamment celui de l’apprentissage du langage. Les psychologues américains vont progressivement s’intéresser à l’origine des comportements en prenant en compte les transformations subies par le Stimulus (S). La cognition va devenir un objet d’étude privilégié et l’intérêt des psychologues va se déplacer sur le contenu de la » boîte noire » béhavioriste, située entre S et R. C’est dans ce cadre que les psychologues cognitivistes vont proposer les premiers modèles psychologiques majeurs du fonctionnement intellectuel (dans les domaines de la mémoire, de la perception, de l’attention, du langage, etc.). Le développement des nouvelles technologies informatiques va inspirer le mouvement cognitiviste naissant en montrant que les sujets humains peuvent être considérés comme des ordinateurs perfectionnés. Cette métaphore informatique favorisera l’étude de la mémoire et des représentations au détriment de la question de l’apprentissage. Ce courant sera accompagné en France par les collaborateurs de Paul Fraisse (1913-2004). On constate aujourd’hui une multiplication des travaux scientifiques dans le domaine de la cognition, une collaboration étroite entre les spécialistes en psychologie cognitive et en neurosciences cognitives et surtout l’utilisation de nouvelles techniques d’investigation basées sur l’imagerie fonctionnelle cérébrale.
Serge NICOLAS, 2016.
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